ESSAI SUR THE DEVIL'S OWN

 

        Le célèbre critique de films américain Roger Ebert a déjà écrit :  «Nous connaissons beaucoup plus Marilyn Monroe ou Jack Nicholson que nous connaissons Julius Caesar ou Thomas Jefferson. Nous savons à quoi ils ressemblaient lorsqu’ils se sont levés et se sont approchés d’une fenêtre, lorsqu’ils étaient tristes, comment ils souriaient. Nous le savons parce que nous les avons vus dans les films.» Le pouvoir dont possède le cinéma américain est justement qu’il nous présente des vedettes qui sont presque devenus de bons amis. La liaison précieuse entre l’écran lumineux et la salle obscure compte sur la façon dont le réalisateur nous présente ses vedettes et comment elles nous rejoignent.

        En fait, le charisme des vedettes et les techniques de base du cinéma américain réussissent également à désarmer notre objectivité et nous présenter des mythes culturelles qui sont aussi âgés que la culture américaine même. Des techniques telles que le réaction shot, l’espace en attente, le montage parallèle et le couple imprégnation/ détonation font que les spectateurs ne regardent pas un film mais ils le vivent également. Contrairement au cinéma étranger, qui permet au spectateur de voir un film de très loin et de façon très objective, le cinéma américain nous véhicule les mythes fondateurs américains à travers ces techniques qui se sont montrés d’une efficacité incroyable.

        Dans l’ouvrage suivant, nous analyserons de façon très détaillée le thriller de 1992 La Rage au cœur (The Devil’s Own), réalisé par Alan J. Pakula. Nous analyserons tout d’abord les techniques qu’utilise le réalisateur afin de produire dans notre inconscient les mythes américains. Ensuite, nous observerons ce que sont réellement les stratégies hollywoodiennes afin de les critiquer et les voir comme étant un certain lavage de cerveau.

        Alfred Hitchcock a déjà avisé plusieurs réalisateurs de films de «jouer avec les spectateurs comme on jouerait au piano ». Le cinéma hollywoodien fait exactement cela grâce à des techniques qui sont les outils essentiels pour créer un lien solide entre la salle obscure et l’écran illuminé. Le cinéma hollywoodien a réussi à véhiculer des mythes éternelles à un auditoire de façon subtile et invisible.

        La popularité des vedettes et leur réputation permettent aux personnages de prendre vie dans très peu de temps. En fait, le cinéma hollywoodien ne compte pas surprendre les gens ou les décevoir : il donne aux spectateurs ce qu’ils veulent voir. Lorsque les vedettes sont présentées de façon adéquate, les personnages sont étroitement construits pour le spectateur.

        L’espace en attente, une technique de base qu’on retrouve vers le début de La Rage au cœur, profite de la grande popularité de la vedette ainsi que le désir de la part des spectateurs de rejoindre leurs comédiens préférés.

        L’espace en attente est une technique qui place la caméra à une certaine distance de la vedette et attend son arrivée. Il y a une scène frappante vers le début du film qui démontre cette technique, qui nous présente astucieusement Harrison Ford. Ford est un comédien américain qui n’est pas inconnu pour la plupart des cinéphiles venus voir La Rage au cœur.

        Brad Pitt, un jeune soldat irlandais venu à New York afin de se procurer des armes mortelles, se rend chez le policier américain (Ford) pour la première fois. Lorsque la voiture se gare au bord du chemin à côté d’une maison accueillante, nous voyons un contraste étonnant. Au début du film, nous voyons de la violence et de la guerre dans un pays épuisé par la confrontation entre les nationalistes et les loyalistes. Dans cette banlieue de New York, la maison nous suggère la tranquillité et la stabilité.

        Pitt s’approche de la maison et regarde dans la fenêtre avant de cogner à la porte. Nous voyons un homme couché sur un sofa dans son salon mais nous ne voyons pas son visage. Ceux qui ont vu les trailers du film ou qui savent que Harrison Ford doit apparaître d’une minute à l’autre se doutent fort bien que c’est lui qui se repose dans son salon.

        L’homme se lève et se dirige vers la porte. Nous entendons une petite fille dire qu’il y a quelqu’un et nous l’entendons dire «Papa». Même avant que l’homme n’ouvre la porte, il y a déjà une atmosphère de tranquillité et de vie de famille qui accueille ce jeune Irlandais qui habitait dans un endroit ravagé par la guerre.

        Nous ne voyons jamais l’homme américain s’approcher de la porte pour venir rejoindre son nouveau visiteur. Il n’y a aucune prise rapprochée qui nous le montre se lever. Nous restons dehors avec Brad Pitt, en attendant comme lui. Nous attendons de voir notre vedette reconnue ouvrir cette porte.

        Enfin, la porte s’ouvre et nous voyons Harrison Ford qui sourit et qui invite le jeune étranger à entrer. Lorsque Brad Pitt franchit la porte, la caméra nous les montre un à côté de l’autre. Nous entrons dans cette maison avec le personnage irlandais … la caméra n’entre jamais avant lui ou avant nous.

        Cette scène nous rappelle à quel point les spectateurs attendent la ravissante Jeannette McDonald dans San Francisco (1936). Les spectateurs l’attendent avec Clark Gable. Dans ce film, la caméra attend avec nous et c’est cette attente qui amène les spectateurs à espérer l’apparition de la vedette qu’ils veulent rencontrer dans cette salle obscure. «À la vérité, la célébration des stars à l’extérieur du champ écranique de la fiction, la fabrication extra-filmique de leur renommée, faisait fonctionner remarquablement le système cinématographique : les spectateurs attendaient dans la salle obscure que leurs stars viennent les rejoindre dans l’écran lumineux pour y endosser leurs personnages.» (Le Secret du star-system américain, page 48).

        C’est de là que se produit cette magie du cinéma hollywoodien : donner aux spectateurs ce qu’ils attendent avec impatience. Si la caméra avait entré dans la maison afin de nous présenter directement le visage de Harrison Ford, le résultat aurait ressemblé à un cadeau que nous retrouvons par hasard sans avoir eu à le déballer. Étirer le laps de temps et laisser attendre la salle obscure font que l’apparition de la star est encore plus appréciée.

        Analysons le mythe derrière cet espace en attente qui fonctionne bien. Un des mythes fondateurs américains est le mythe que les Etats-Unis sont un paradis et un land of opportunity pour des immigrants venus d’ailleurs dans le monde. Dans Casablanca, ce mythe est évident lorsque les Européens fuyant la guerre se rendent à ce monde de tranquillité que sont les Etats-Unis.

        La Rage au cœur nous suggère le même message. Le personnage de Brad Pitt est venu à New York d’ordre professionnel, oui, mais son état actuel, son vécu, ses difficultés et son angoisse constant attendent à la porte de cette maison chaleureuse. Il est l’immigrant qui se fait accueillir par les Américains dans un monde meilleur.

        L’espace en attente dure assez longtemps pour que nous souhaitions voir l’homme de cette maison. Lorsque la porte s’ouvre, nous sommes réjouis de voir enfin notre vedette connue. Le fait que Harrison Ford soit celui qui ouvre la porte et qui accueille l’immigrant le place dans une position fortement favorable. Ford est le symbole de l’Amérique qui accueille les autres dans un paradis sécuritaire. La maison de ce policier new-yorkais, le visage de sa petite fille, la banlieue entourée d’arbres fait ressortir cette sécurité que cherche Brad Pitt.

        Je ne suggère pas que Brad Pitt ne soit pas suffisamment apprécié comme acteur pour profiter d’une telle technique. Par contre, Harrison Ford a (heureusement pour lui) le rôle de l’Américain vaillant, honnête et père de famille qui a une stabilité et une famille solide. L’endroit dans lequel il se trouve est accueillant pour un étranger venu d’un pays perçu comme étant effrayant.

        Ford joue très rarement un méchant dans ses films. Dans Presumed Innocent (Présumé Innocent), Indiana Jones, The Fugitive (Le Fugitif) ainsi que plusieurs autres, il incarne un monsieur tout le monde qui affronte les horreurs de la société. En sachant le genre de personnage qu’il interprète, il n’est pas surprenant de le voir comme étant encore plus bon lorsqu’il ouvre cette porte.

        Une autre scène représente l’espace en attente de la vedette. Après que O’Meara et sa femme aient discuté dans le restaurant, quelques scènes nous montrent la tendresse idéale entre un homme et sa femme. En s’approchant de la porte de la maison pour ouvrir la porte, nous voyons très rapidement un homme masqué courir dans la pièce.

        Nous sommes dans la pièce avant lui et nous voyons l’homme masqué avant même que Harrison Ford n’ouvre la porte. L’espace attend la vedette principale et en voyant l’ennemi masqué, nous voulons qu’il entre dans cette maison pour régler le problème.

        Cette technique est plus efficace que si nous avions vu les hommes masqués en même temps que O’Meara. La surprise aurait eu un effet différent. Toutefois, en voyant l’homme masqué et en voyant la pièce dans laquelle le héros se dirige, on pousse inconsciemment O’Meara à entrer et sa présence est en très forte demande. C’est cet effet puissant que possède la technique de l’espace en attente.

        Lorsque la confrontation se produit de façon explosive, les actions du personnage principal ont été tellement attendus que nous voyons ce que nous voulions voir. Dans un certain sens on les a prédis. Puisque cette technique produit une grande demande de la vedette principale, celui-ci est illuminé d’une bonté sécurisante. L’Amérique est couronnée d’une bonté sécurisante, et O’Meara est le représentant de cette sécurité venant des Etats-Unis. Cette technique permet à O’Meara, le même homme accueillant qui a ouvert la porte à l’immigrant, de devenir le sauveur que nous attendons avec impatience. Nous sommes soulagés de le voir arriver juste au moment où nous voyons un terroriste se promener dans la pièce, et cette pièce attend notre héros à bras ouverts.

        Si le personnage de Harrison Ford est perçu comme étant un homme accueillant, chaleureux et sécurisant, ce n’est pas seulement la technique d’espace en attente qui nous le présente sous cette lumière. L’usage des reaction shots accentue sur la bonté de ce policier new-yorkais. Plus spécifiquement, ce sont les réactions de la femme du policier qui nous amène à croire ce que le réalisateur veut nous faire croire : O’Meara est le symbole de la bonté et de l’honnêteté de l’Amérique. Lorsque nous pensons honnête, nous pensons également aux gentleman farmer de l’histoire américaine et à l’image de bonne conscience.

        Lorsque O’Meara discute avec sa femme dans un restaurant afin de lui raconter le drame tragique qui implique son partenaire hispanique (Ruben Blades), le close-up du visage de sa femme joue un très grand rôle dans notre perception de O’Meara. Lorsqu’il mentionne à sa femme que son partenaire a commis une grave erreur, le visage de sa femme exprime bien sûr le choc et la surprise.

        Plus tard dans la conversation, O’Meara mentionne à plusieurs reprises qu’il n’a pas bien fait son boulot de policier et qu’il a menti. Même lorsque le policier répète qu’il a eu tort et qu’il n’a pas respecté ses principes, les reaction shots de la femme sont sans cesse accentués. Elle secoue la tête, fronce les sourcils et répète que ce genre d’erreur aurait pu se produire à n’importe quel agent de police. Elle refuse de croire que son mari est un homme malhonnête. Nous voyons de façon répétitive les réactions de sa femme qui confirme ce qui est le message principal : O’Meara, l’Américain modèle aux valeurs sûres, est toujours un homme bon malgré ce qui s’est produit. Elle est le miroir de ce que l’histoire nous livre comme message.

        Si la caméra était resté très loin de ce couple et nous aurait présenté la discussion sans s’approcher du visage des protagonistes, le résultat aurait été bien différent. Si la caméra était placée à côté de la table du restaurant en nous montrant les deux personnes face à face, nous aurions senti une certaine égalité. Aucun rapprochement n’aurait montré des expressions faciales et nous aurions eu une certaine objectivité. En voyant les deux protagonistes d’une certaine égalité, nous aurions seulement entendu le dialogue mais les expressions faciales auraient été moins évidents (et influençables).

        Par contre, la caméra est très rapprochée des deux personnages et les reaction shots de la femme renforcent l’image très propre de O’Meara. La caméra ne permet pas au spectateur de garder cette distance ou de juger de façon objective. En se rapprochant des expressions faciales de la femme, nous sommes entraînés à croire encore plus que O’Meara est bon et honnête.

        Vers la fin de la discussion, la femme ne secoue plus la tête en refusant de croire que son mari est malhonnête. L’expression change rapidement et le visage de la femme exprime de l’amour et de l’admiration.

        Les reaction shots ne sont pas seulement des outils nécessaires afin de nous suggérer (voire même imposer) une vision particulière du personnage principal. Elles alimentent également les actions de O’Meara vers la fin du film.

        Lorsque le policier discute avec sa femme dans le restaurant, il vit une certaine crise de conscience. Il n’est plus sûr s’il est ce qu’il croyait être et sa perception envers lui-même est négative. Après avoir été alimenté par l’amour et l’admiration de sa femme, O’Meara est convaincu que la bonté et la justice sont ses armes indispensables afin de régler le conflit majeur du scénario, un conflit qui implique le jeune Irlandais.

        Tout ce que fait O’Meara vers la fin vient de cet encouragement chaleureux de la part de sa femme. Le policier fait ce que les Etats-Unis ont fait pendant des années : il impose son autorité dans une situation étrangère (dans ce cas-ci, le terrorisme et l’IRA) afin de faire ce qui est bon et faire respecter la justice. O’Meara n’est pas un tireur d’élite cinglé qui décide de tuer Brad Pitt de façon insensée. En étant un policier honnête qui a comme but de faire respecter la justice, il recherche le terroriste afin de l’arrêter de façon civilisée et faire respecter la loi et l’ordre. Il fait ce que l’Amérique veut faire : être juste mais efficace. Les reaction shots sur O’Meara accentuent sur son image propre, vaillante, honnête et fidèle aux valeurs américaines.

        Louis Balthazar cite dans son texte Le Rêve et les conflits : «Solidaires du monde entier, les Etats-Unis élargissent à l’échelle de la planète, pendant trente ans, le rôle de gendarme qu’ils ont d’abord joué en Amérique latine.» Le gendarme en question est O’Meara, qui est le seul personnage dans le film qui est capable d’influencer une situation étrangère. Lorsqu’il met les menottes aux poignets du jeune Irlandais dans sa maison, il joue ce rôle avec fermeté.

        Il est maintenant plus convaincu que jamais que ses réflexes sont bons et qu’il prend toujours la bonne décision. Le reaction shot vedettarise Harrison Ford et fait partie de la narration. À ce point dans le film, la narration insinue que O’Meara est encore un homme digne de confiance, tout comme l’Amérique, et que c’est ce pouvoir américain qui est capable de régler des conflits. Le réalisateur veut que nous le croyons, et le reaction shot nous pousse à le croire.

        Nous pouvons même constater que Ford a le devoir d’imposer la civilité dans le sauvage. Dans l’histoire américaine, les Américains avaient ce devoir de civiliser les Indiens perçus comme étant les sauvages. Ce qui n’appartenait pas aux morales américaines devait être changé. «Les Etats-Unis se sentaient et se sentent toujours investis d’une mission mondiale.» cite Balthazar (page 26).

        L’Irlandais n’est pas un Amérindien, mais son comportement violent et ses pulsions de vengeance proviennent d’une certaine sauvagerie. O’Meara a le devoir de remettre l’ordre dans le désordre et utiliser la justice et les valeurs sûres pour détruire la sauvagerie et le désordre. Cette sauvagerie est la soif de violence que possède Brad Pitt, qui participe à une guerre sanglante qui dure pendant des années. C’est à O’Meara de mettre fin à ces activités, et son image renforcée par les reaction shots le rendent crédible et attrayant comme héros principal. Nous croyons qu’il est l’homme capable de faire une différence, nous croyons qu’il est cet Amérique investi d’une mission mondiale.

        Il existe un autre reaction shot vers la fin du film qui renforce l’image de bonté que possède O’Meara. Lorsque le policier discute avec la copine de Brad Pitt, une Irlandaise qui refuse de le dénoncer, les reaction shots de celle-ci varient autant que ceux de la femme loyale. Nous voyons une expression de haine qui suggère que cette Irlandaise ne dénoncera pas son ami au policier américain.

        O’Meara décide de partir et quitte la petite salle. Tout à coup, l’Irlandaise court vers lui et lui dit d’attendre. Le reaction shot de solidité et de haine qui était évident il y a quelques secondes a complètement changé. L’expression ressemble drôlement à celle de la femme : de la confiance et presque de l’admiration. Ses yeux montrent une certaine sensibilité. Cette femme qui renonçait à dire quoi que ce soit décide maintenant de tout dire à O’Meara.

        Le reaction shot de cette femme a le même effet sur le spectateur que le premier shot : O’Meara est un homme bon qui mérite la confiance des autres. Il prend la bonne décision, il a le pouvoir de changer un conflit étranger. Alimenté par les deux regards encourageants, O’Meara fonce vers l’avant et réussit à retrouver Brad Pitt et régler le conflit en se fiant à ses réflexes bons, honnêtes, justes … et américains.

        Le montage parallèle, une technique de base également très utilisée dans le cinéma américain, sert également à nous refiler des mythes américains dans La Rage au cœur. Le montage parallèle est cette alternance d’espaces plus ou moins éloignés en champ/contrechamp qui est une prolongation de l’espace en attente du personnage. On attend ce personnage avec encore plus d’impatience.

        Ce montage parallèle est extrêmement évident pendant les scènes qui se déroulent dans le sous-sol de la demeure O’Meara. Le montage parallèle consiste à nous présenter deux environnements extrêmement stéréotypés : un endroit bon, un endroit mauvais, l’ordre, le désordre. Le sous-sol (qui est sombre et ressemble étrangement à une prison) dans lequel Brad Pitt réside est perçu comme étant un lieu de criminalité, de mensonge et de corruption. Un étage plus haut, nous voyons l’heureuse famille américaine qui partage de beaux moments ensemble. Les scènes se suivent selon cette alternance bon endroit/mauvais endroit.

        Le contraste entre la criminalité froide de l’Irlande et la chaleur réconfortante américaine réussit à nous approcher du personnage de Harrison Ford voire même le vedettariser. En voyant ce que l’Irlandais planifie faire aux Etats-Unis et en voyant le butin qu’il cache chez les O’Meara, nous attendons que le policier honnête, ce héros américain idéal vienne remettre l’ordre dans le désordre. L’argent caché dans le sous-sol réussit à créer un climat légèrement angoissant dans cette maison tellement parfaite. Le sous-sol est le stéréotype mauvais, l’endroit négatif. L’étage supérieur où vit les Américains est paisible, réconfortant et rempli de valeurs familiales impeccablement propres.

        En regardant Brad Pitt cacher cet argent dans le sous-sol, nous savons qu’il y a de la corruption et de la criminalité mais O’Meara ne le sait pas. Après avoir vu la joie d’une famille américaine à l’étage supérieur, nous voyons la corruption dans ce sous-sol et nous avons hâte que O’Meara découvre le secret et remette l’ordre dans le désordre, le désordre étant enfoui dans ce petit sous-sol. Le fait qu’il existe le moindre signe de corruption chez les O’Meara nous pousse à demander l’assistance du héros principal, cet Américain qui ne penserait jamais être malhonnête.

        Lorsque O’Meara découvre enfin l’argent, nous sommes réjouis et soulagés. Cela réussit encore une fois à placer O’Meara dans une position favorable. Il y a constamment cette alternance entre le bon et le mauvais dans les lieux, et l’espace de temps qui s’étire avant que le bon fasse irruption dans le mauvais donne à O’Meara le pouvoir d’être une personne importante et essentielle pour la survie de l’ordre.

        Une autre scène entremêle les deux endroits stéréotypés et nous suggère que l’étage plus américain (pardonnez l’expression) qui est libre de cette corruption est un lieu plus attrayant et favorable.

        Lorsque Brad Pitt cache son argent dans le sous-sol des O’Meara, nous sentons cette appréhension, cette tension provenant des problèmes irlandais. La petite fille de O’Meara descend l’escalier et lui dit que le souper est prêt. La petite fille représente l’innocence et la bonté américaine des O’Meara, l’argent représente la froide guerre irlandaise. Lorsque les deux environnements (un positif, l’autre négatif) s’entremêlent dans cette scène, le célèbre mythe américain est suggéré d’une subtilité étonnante : les Etats-Unis sont sécuritaires et réconfortants pour les immigrants. Sortir de ce sous-sol et monter à l’étage supérieur avec la famille américaine est sécurisante.

        La dernière technique de base qui sera étudiée est le couple imprégnation/ détonation, qui est un système binaire qui demande à l’acteur d’aller au plus profond de lui-même et faire ressortir des gestes primitifs. Il y a une longue phase d’imprégnation dans une société ou un endroit dans lequel le personnage principal intègre tout ce qui l’entoure : les actes, la mentalité, les craintes, les habitudes etc. Ensuite, la détonation est l’ensemble de cette intégration qui explose et qui pousse le protagoniste à l’action.

        L’effet de l’imprégnation/détonation se fait voir vers la fin du film lorsque Harrison Ford fait irruption dans le manoir de l’ami de la famille. Tout au long du film, ce policier honnête et pacifique n’encourage jamais la violence ou la force physique. Il est un homme qui a beaucoup de jugement et qui pense avant d’agir. C’est pour cette raison qu’il est tellement horrifié lorsque son partenaire tire un suspect dans le dos de façon impulsive. Calme et détendu, O’Meara n’est pas un homme violent ou belliqueux.

        Mais tout au long du film, il est exposé de plus en plus à la violence et son entourage paisible change constamment. Après avoir vu sa vie familiale chambardée par la violence et les conflits, il est rempli de tellement d’émotions qu’il saisit l’ami de la famille par le bras et menace de lui fracasser le crâne contre le mur s’il ne dit pas où se trouve Brad Pitt.

        Ce comportement est bien différent du calme raisonnable de O’Meara que l’on voit au début du film. L’entourage de O’Meara nécessite sa sécurité et sa protection, que ce soit les citoyens qu’il côtoie chaque jour ou sa femme qui a déjà été la cible du danger.

        Alimenté par la communauté qui a besoin de paix et de sécurité, O’Meara explose et fait ressortir des instincts primitifs et impulsifs venant du plus profond de son être. Il sait que s’il n’arrête pas Brad Pitt, plusieurs autres personnes mourront pendant cette sale guerre. Les gens paisibles dans son entourage et leur besoin de sécurité le poussent à l’action. Son comportement envers cet ami de la famille marque la détonation du personnage principal.

        Sa réaction agressive est non seulement la réaction d’un policier poussé au bout de sa patience … c’est également tout l’entourage de O’Meara qui cherche à se protéger contre la violence et la guerre.

        Le mythe qui est suggéré subtilement dans ce processus est encore le même : Les Etats-Unis sont un paradis propre et pur pour les immigrants. Poussé par le devoir de faire du bien autour d’eux et de rétablir l’ordre, les Etats-Unis ont toujours été le symbole du pays intouchable de vie, de liberté et de poursuite du bonheur. En permettant la détonation de O’Meara, on voit les Etats-Unis qui luttent contre ce qui est unamerican, dans ce cas-ci les conflits terroristes. O’Meara est l’Amérique solide qui protège le territoire pur qui est en danger. Cette protection de communauté et de territoire fait partie de la culture américaine.

        Le même phénomène d’imprégnation/détonation peut être vu dans Taxi Driver (1976), dans lequel un vétéran de la guerre du Viêt-nâm a tellement baigné dans le monde parfois pervers de New York que son être devient débordé. La communauté new-yorkaise, leurs problèmes, leurs horreurs, l’injustice et le visage de la jeune prostituée de douze ans poussent Travis Bickle à un acting out meurtrier à la fin du film. Dans La Rage au cœur, la détonation est moins sanglante mais le processus est semblable.

        Finalement, j’aimerais faire une critique sur les stratégies hollywoodiens qui frisent un lavage de cerveau. Dans La Rage au cœur, ces stratégies sont invisibles, surtout pour le cinéphile ordinaire qui est habitué aux films américains. Les mythes masqués par ces techniques de base félicitent la culture américaine. Alors nous nous posons la question suivante : Est-ce bon ou mauvais? Lavage de cerveau ou simplement cinéma américain ?

        Si nous considérons que les films étrangers utilisent moins cette technique, nous devons également réaliser que les films étrangers semblent produire moins le syndrome de star system. Est-ce possible que les techniques de base mettent tellement la lumière sur les stars américains que c’est pour cette raison qu’ils ne sont pas seulement des acteurs mais également des légendes, des symboles et des héros ?

        Il n’y a rien de mal de créer une vedette. Mais lorsque la vedettarisation empiète sur notre bon jugement, notre objectivité et notre capacité de voir les choses de loin dans un film, il existe une certaine manipulation. Le fait qu’un personnage soit considéré comme étant bon avant même d’avoir pu étudier ce personnage de façon objective nous pousse à nous habituer aux films uni-dimensionnels, aux stéréotypes et à la simplicité. Arnold Schwarzenegger joue presque toujours le héros. Les techniques nous poussent à croire cela, son personnage est naturellement bon. Mais avons-nous la chance de voir son personnage pour qui il est vraiment et prendre un certain recul de l’histoire ? Avons-nous cette liberté ? Pas toujours.

        Dans La Rage au cœur, la technique de l’espace en attente vedettarise le héros et accentue sur sa nature accueillante et sécurisante même avant que nous puissions le juger pour nous-mêmes. Si nous lisons un roman et nous imaginons les événements, aucune technique vient suggérer quoi que ce soit. Nous sommes libres de voir les choses objectivement et nous avons la liberté de prendre notre temps et connaître le personnage. L’espace en attente utilise la popularité de la vedette pour imposer un mythe. Il joue également avec nos instincts et nos prédictions. Lavage de cerveau.

        Les reaction shots causent également un certain lavage de cerveau. Si nous marchons dans la rue et nous regardons une discussion ou une dispute entre deux individus, les individus sont perçus dans le même cadrage, la même image devant nous. En entendant parler les individus, nous sommes libres de prendre un côté, de voir les choses de deux façons, de juger et de profiter d’une certaine égalité dans la situation.

        Dans le cinéma hollywoodien, la narration et le message principal du film sont en danger si le spectateur a la liberté de penser un peu trop. On nous impose un reaction shot pour nous dire ce que nous devons croire. Souvent, ce reaction shot nous pousse à voir la vedette comme étant grandiose. Mais regardons-nous la vedette ou le personnage?

        Je pense à Dirty Dancing (Danse Lascive) dans lequel les reaction shots nous suggèrent que le personnage Johnny est un bon gars seulement parce que Johnny est Patrick Swayze. Si le personnage avait été interprété par quelqu’un d’inconnu, je suis certain que le scénario aurait eu plusieurs éléments additionnels afin de nous convaincre que Johnny est tellement un bon gars. Le reaction shot est un autre lavage de cerveau.

        Le montage parallèle nous manipule également. N’y a-t-il pas un certain côté uni-dimensionnel lorsque nous regardons deux mondes complètement différents qui ne servent qu’à idéaliser un et démoniser l’autre ? Bien sûr. Nous avons mentionné que ce sont des environnements stéréotypés. Mais est-ce nécessairement bon pour notre perception des choses ? Les scènes qui représentent l’Irlande sont souvent déplaisants, tandis que les scènes aux Etats-Unis suggèrent la stabilité et la joie.

        Le contraste constant entre les deux environnements nous poussent à voir l’Amérique comme étant ce paradis idéal. Je n’aime pas croire que l’Irlande n’est qu’un lieu de guerre et de conflits. Nous voyons encore un côté uni-dimensionnel qui vient brimer notre bon jugement.

        Enfin, l’imprégnation/détonation semble être la seule technique qui ne constitue pas un lavage de cerveau. L’acting out peut créer du réalisme et vient régler les conflits, mais cela est normal. Qui veut voir un film qui commence et qui se termine de la même façon sans avoir réglé une seule chose ?

        En conclusion, La Rage au cœur n’est pas le seul film américain qui utilise les techniques de base que nous avons étudiées. Mais il est un exemple concret de cette machine hollywoodienne qui permet aux spectateurs d’être rivés sur leur siège et entraînés par les images défilant devant leurs yeux. Les histoires ne sont pas nécessairement considérées comme étant meilleures que les histoires dans les films étrangers.

        Souvent, les films étrangers sont accompagnés d’un remake américain qui se montre encore plus rentable. Les techniques de base dans une simple histoire réussissent à aller chercher la salle obscure d’une façon admirable, ingénieuse mais également un peu injuste. Nous n’avons pas l’opportunité de juger … le gars des vues fait cela pour nous.

        L’espace en attente dans La Rage au cœur permet à Harrison Ford de paraître accueillant et donne de l’eau à la bouche de façon astucieuse pour le spectateur qui connaît bien cette vedette. Il fait passer inaperçu le mythe que les Etats-Unis sont un endroit sécuritaire et idéale pour les immigrants. Les reaction shots de Mme. O’Meara et de la jeune Irlandaise illuminent la vedette d’une bonté sécurisante et vedettarisent également le héros. Le montage parallèle favorise l’image qu’ont les Etats-Unis comme étant un paradis stable et l’imprégnation/détonation suggère à quel point les Américains ont le pouvoir de régler ce qui est unamerican, contraire à leurs valeurs et un danger imminent pour leur sécurité.

        Le cinéma américain n’est pas nécessairement mauvais, mais les techniques de base nous enlèvent une partie de notre bon jugement. Mais nous devons-nous poser la question suivante : si ces techniques n’existaient pas, est-ce que le cinéma américain serait aussi légendaire aujourd’hui ?

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